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Le pêcheur d’Orient

Chicken

Fred sortit du métro place d’Iéna, et se retrouva face à Washington, sa fine épée, telle l’aiguille d’une boussole, pointée vers le zénith. L’association des Femmes des États-Unis d’Amérique avait fait don de la statue à la France en mémoire de l’aide qu’elle avait apportée pendant la Guerre d’Indépendance. Tournant le dos à Washington, Fred entra au musée Guimet. La saison touristique étant terminée, il était désert. Il s’arrêta dans le hall d’entrée, au centre d’un cercle de colonnes grecques entourées d’objets provenant d’Extrême-Orient. Il prit une brochure à l’accueil. Un collectionneur privé avait fondé sa collection 90 ans après la révolution. À sa mort, il l’avait léguée à l’Etat, qui y avait ajouté ses propres œuvres. Les conservateurs proposaient tout ce qui permettait de découvrir et d’étudier l’Orient : musique, conférences, archives. Fred décida, dans un premier temps, de se concentrer sur les objets exposés.

Par où commencer ? se demanda-t-il au pied du grand escalier. Pourquoi pas par le haut ? Il leva les yeux et compta quatre étages, mais une fois arrivé au troisième, il se rendit compte que le dernier était interdit aux visiteurs. Sans doute était-il en cours de rénovation. Il fit demi-tour et se trouva face à un dilemme : le département des photos s’ouvrait devant lui, mais il voulait voir des objets. À gauche se trouvait la collection Calmann (il ne savait pas de quoi il s’agissait), et à droite les salles dédiées au Japon. Il opta pour la droite. Dès qu’il pénétra dans la première pièce, il fut à nouveau confronté à des choix difficiles. Une personne sensée, se dit Fred, s’approcherait d’une vitrine et étudierait ce qu’elle contient. Son regard tomba sur un panneau, complété par une bibliographie, résumant l’histoire du Japon, qui était même. Utile, songea-t-il, mais pas tout de suite. Il fit volte-face et un paravent attira son attention. Il s’en approcha, mais trop près pour le regarder vraiment. Il fit un pas en arrière, et remarqua une étiquette fixée au mur. Devrait-il la lire ou reculer encore ? Le dessin ne semblait pas particulièrement intéressant. Il lut l’étiquette : « Petit paravent à deux panneaux ». Il regarda de plus près, espérant découvrir le sujet : « Chat perché sur une table ». C’est ce que je pensais, se dit Fred. Il retiendrait la leçon.

Après avoir regardé une centaine d’objets, Fred s’assit. Et moi alors ? Où est ma place dans tout ça ? s’interrogea-t-il à mi-voix. Des touristes qui passaient l’entendirent et détournèrent les yeux. Ce n’était apparemment pas un lieu où parler de choses sérieuses. Il jugea qu’il avait vu suffisamment d’œuvres anciennes, se leva et regarda une photo accrochée au mur le plus proche. Elle représentait un temple surplombant une vaste plaine ; au loin, on distinguait des montagnes, au-dessus desquelles flottait un long nuage effilé. Entre le premier plan et la toile de fond de l’image, une ville emplissait la plaine. Elle semblait calme, paisible. « Mais ça, dit Fred, c’est une question de point de vue ». Il jeta un regard autour de lui, comparant la photo aux objets aristocratiques exposés dans la salle, et se fit la réflexion que la photo en racontait davantage sur la ville. Il commençait toutefois à se demander si cette ville était vraiment dans le tableau. Au moins savait-il à quoi elle ressemblait… ou peut-être pas… Que savait-il de la vie qu’on y menait ? Que pensaient les gens qui y vivaient, par exemple ? Plus il y réfléchissait, moins il en savait.

Deux autres photos encadraient celle de la ville : celle de gauche montrait Asura, « une des huit gardiennes du lac asséché », qui semblait avoir huit bras ; celle de droite Maitreya (Miroka Bossâtsu). Fred se demanda s’il s’agissait d’un Dieu ou d’une déesse ? En tout état de cause, c’était surtout une simple figurine en bois. Simple ou double ? Bois ou plâtre ? Maitreya ou Miroka ? Quelqu’un savait… ou peut-être pas. (Était-ce une divinité, ou la manière dont l’artiste la concevait ?) Où était-il ? Ah, et que pensaient les gens ? (Ou que pensaient-ils penser?)

Fred jugea qu’il avait consacré assez de temps au Japon pour la journée. Il parcourut rapidement le département dédié à la Corée. Il guettait les reflets dans les vitrines, le sien d’abord, mais aussi son reflet parmi ceux du Japon et de Corée. Il cherchait quelque chose de plus simple. Il se souvint d’un rêve qu’il avait fait la nuit précédente. Quelqu’un glissait sur la surface d’un œil. Est-ce que c’était moi, ce personnage ? se demanda-t-il. L’œil de son rêve était comme un globe. Est-ce que le personnage glissait d’un bout à l’autre du globe ? Est-ce qu’il glissait, lui aussi ? Il glissa sur le reste de la Corée, en tout cas, et ne jeta qu’un coup d’œil à la Thaïlande. Désormais, il était en quête de lui-même. Dans cette perspective, peut-être devrait-il quitter le musée… Mais pourquoi serait-ce si absurde de se trouver soi-même dans un musée ? Il se demanda si c’était de l’ordre du possible. Devrait-il se trouver dans tout ce qu’il regardait ? (Et puis d’ailleurs, pourquoi faudrait-il absolument qu’il se trouve ?) Est-ce qu’il ne se trouvait pas là, à cet instant ? Il était revenu à son point de départ. Il acheta quelques cartes postales et ressortit place d’Iéna.

 

Vendredi, cinq heures du matin. Fred assis en tailleur sur le plancher de sa chambre.

« Qu’est-ce que tu es en train de faire, exactement ? fit Angela en roulant de l’autre côté du lit.

– Je médite. 

– Mais tu te prends pour qui ? 

– Un moine bouddhiste.

– Oh, reviens au lit ! »

Au lieu de cela, il alla refaire du thé. Angela se retourna dans le lit. Elle avait interrompu le cours de ses pensées. Fred reprit le manuel sur le bureau. Le titre, Dharma, était écrit en lettres blanches sur fond bleu.

Le jour commençait à filtrer à travers les vitres. Assis au bureau, Fred se voyait dans le miroir, le livre ouvert sur ses genoux. « Absence de pensée, absence d’action ». Il connaissait presque le texte par cœur : « La vacuité est substance, » dit-il à mi-voix. Son estomac gargouilla. Fred parcourut la pièce des yeux. Angela avait du oublier le pain. Il n’y avait rien pour le petit déjeuner. Il posa le livre et continua à réciter : « La vacuité est substance. Toutes les merveilles, objets inanimés et êtres vivants, sont des fonctions temporaires ». La fonction de la vacuité, pensa-t-il. Il voulait cesser de penser, car la véritable ainséité est dépourvue de pensée. Il vida son esprit pour l’accueillir. Sur l’autre rive, quelque chose commençait à apparaître. Assis, immobile, il observa. La lumière du jour se déversait dans la pièce. Fred regarda dans le vide, et vit le tout.

La circulation s’était faite plus dense. Il entendait passer les voitures. À l’intérieur, rien ne bougeait. Il remarqua qu’il entendait le souffle d’Angela endormie, et se mit à compter ses inspirations et ses expirations. Ce souffle était concret, palpable ; c’était sa propre respiration. À sept heures, il s’arrêta. Les choses faisaient sens. Une voiture solitaire passa. Fred cligna des yeux. Un diamant apparut devant lui, immobile, suspendu dans l’air. Il s’éleva au-dessus de sa tête, s’éleva encore quand Fred se mit debout. Il se remit à compter. Cette fois les nombres étaient différents : ils ne progressaient plus, ils restaient inertes. Et maintenant, où se trouvait-il ? À l’intérieur du diamant. « Le diamant, » dit-il. C’était comme s’il l’avait crée lui-même. Il le nomma encore, et le monde s’unifia sous ses yeux.

Où se trouvait-il, maintenant ? Il avait perdu le fil. Les voitures passaient toujours dans la rue, il voyait encore la lumière inonder la pièce, mais d’une autre fenêtre. « Où suis-je ? » Tout était blanc. Il expira, puis inspira. L’odeur était familière. Il était assis, mais pas à l’endroit où il se trouvait auparavant. Son arrière-train reposait sur une surface froide. Il finit par comprendre où il était… Il se leva, tira la chainette et écouta l’eau s’évacuer.  La tuyauterie, pensa-t-il, est un luxe de l’Occident. Il s’était remis à penser. Il gagna le couloir qui menait à la chambre.

Angela avait bougé. Elle était belle, la tête sur l’oreiller, les paupières entrouvertes. Elle avait oublié d’enlever les perles qu’elle portait aux oreilles. Fred les lui avait offertes une semaine après leur rencontre.

« Bonjour, lui dit-elle dans un sourire.

– Bonjour, répondit Fred plutôt sèchement.

– Tu as un drôle d’air dans cette tenue... »

Fred portait du safran des pieds à la tête.

« J’imagine.

– Enlève-moi tout ça et reviens te coucher, » dit-elle d’une voix molle. 

Fred sourit. Il se déshabilla et resta debout devant elle.

 

« L’introduction du bouddhisme en Chine fut un événement de grande portée. Après une longue période difficile et conflictuelle, cet enseignement s’établit et se mêla aux traditions locales ». Fred leva les yeux de son livre. Il était assis dans les jardins du Luxembourg. Angela et lui s’étaient disputés pour savoir lequel des deux irait chercher du pain. Elle lui avait dit : « Ce n’est pas parce que tu te lèves aux aurores que ça fait de toi un saint ! ». Il reprit sa lecture. « Les principes fondamentaux ne sont pas métaphysiques ou théologiques, mais plutôt psychologiques. » La matinée était à peine entamée, et il faisait froid dehors. « La vie n’est que souffrance. La souffrance est causée par le désir. Pour se libérer de la souffrance, il faut se libérer du désir ». Suivait un discours sur les valeurs morales.  Un couple de riches expatriés américains passa devant lui avec un caniche. L’homme portait un manteau en poil de chameau, la femme une veste en léopard. Ils regardèrent Fred, qui ne s’était pas encore rasé, comme s’il était  un clochard. L’homme ouvrit un paquet de Chesterfield et jeta le morceau de film plastique aux pieds de Fred. « Tout n’est que désordre, » songea-t-il. Le ciel était couvert, mais une trouée bleue s’ouvrait au-dessus de lui. Le jet de la fontaine s’élevait à plus de deux mètres. Fred poursuivit. « Toutes choses peuvent être classées en cinq catégories. La dernière est la pensée consciente. » Comment réussirait-il à se souvenir de tout cela ?

Il leva les yeux de son livre. Les jardins étaient encore verts. Il aimait la petite bordure de fleurs rouges, orange et violettes. Certains arbres avaient pris des tons mordorés. Le drapeau tricolore flottait au-dessus des pierres du palais. En proie au vent des hauteurs, il n’était jamais immobile. « Une chose en amène une autre ; cela s’appelle une chaîne de causalité et de subordination. » Fred pensa à sa mère et à l’éventualité de retourner la voir. Il regarda passer un homme en noir, puis reporta son attention sur son livre. « Le cycle de la naissance, de la mort et de la renaissance dure aussi longtemps que notre ignorance ». Il envisagea d’émigrer. Peut-être était-ce la solution. « L’idée que l’individu et la permanence existent est une illusion. »

Il ferma les yeux un moment, et se demanda s’il pouvait continuer. Il faisait un froid de canard, et il n’avait pas eu de petit-déjeuner. Et Angéla ? Peut-être, à son retour, serait-elle partie. Alors qu’ils avaient prévu de fêter son anniversaire ! C’était le jour de ses 33 ans. « Nom de Dieu ! » s’écria-t-il en reprenant son livre. « Une putain de chose après l’autre. » Le froid semblait plus vif à chaque seconde. « Le processus de re-naissance ne s’arrête que lorsqu’on atteint le nirvana ». Quelqu’un alluma les lampes du palais. Ensuite, le livre prenait un tournant historique.

Fred glissa sur les pages consacrées à l’Inde du IIe siècle, jusqu’à ce qu’on en vienne à Bouddha lui-même. Il avait affreusement froid. Je ferais peut-être mieux de rentrer finir ça à la maison, se dit-il. Au diable Angela ! Bouddha mourut ; sa personne cessa d’exister. Les doigts de Fred étaient presque gelés. Il en était arrivé au bodhisattva et au maitreya. C’était donc cela. Il avait du mal à suivre l’enchaînement des idées. Il devait manquer quelque chose. Il avait sauté le dernier paragraphe. Ses pieds s’engourdissaient. « Celui qui pensait ainsi devait vivre sous un climat plus doux, » dit-il en fermant le livre. Il le cala sous son bras et prit le chemin du retour.

Quand il ouvrit la porte, il n’en crut pas ses yeux. Angela était partie, mais tout était impeccable. Elle avait fait une semaine de vaisselle, le lit était bordé, les meubles arrangés symétriquement. Au milieu du bureau, il trouva un mot : « Partie chercher du travail. Je t’aime. Angela ». Elle avait posé sur le lit deux essais signés d’elle. « Du Fu : le plus doux des poètes chinois » sur l’oreiller de gauche, le sien, et sur celui de Fred, à droite, « Li Ho : ses rêves les plus fous ». Quand Fred avait ramassé Angela devant l’Opéra, il l’avait prise pour une prostituée. Elle s’était révélée être étudiante aux Langues O.

Fred s’assit dans son fauteuil surdimensionné, un essai dans chaque main. Il sentait à nouveau ses pieds. Sur la table, à coté de lui, il trouva une biographie de Raymond Roussel ouverte sur un passage qui décrivait ses habitudes d’écrivain. Apparemment, il s’enfermait plusieurs heures chaque jour dans une pièce aux rideaux tirés, par crainte que la lumière produite par son stylo, en s’échappant, ne fasse le tour du globe à la vitesse de l’éclair et n’incite une horde de Chinois à assiéger l’Occident. Angela avait souligné le passage au feutre rouge. Fred tenta de se rassurer en imaginant les envahisseurs obligés de ralentir leur assaut pour franchir la Grande Muraille. L’angoisse avait fait remonter sa température. Il posa « Li Ho » sur Roussel et ouvrit l’essai d’Angela sur Du Fu.

Voilà un Chinois qui s’accordait à son mode de pensée. « Une large part de ses poèmes, expliquait Angela, ont pour thème central la guerre et la violence ». Fred adorait l’Histoire. C’était aussi le cas de Du Fu, qui semblait être un personnage aussi irascible que Fred. « Mon angoisse, écrivait-il, gonfle jusqu’à engloutir même les montagnes sous des flots rugissants impossibles à endiguer. » « Ça, c’est de la poésie, » se dit Fred. Du Fu avait une facette qui s’apparentait à ce qu’Angela appelait le « palais Bourbon » de Fred. « Aucun de nous, avait-il écrit, ne devrait refuser de vider maintes coupes. Quand viendra l’aube, nous nous souviendrons de nos attaches terrestres,  nous sècherons nos larmes et nous nous séparerons — Orient et Occident. » En repensant au départ précipité d’Angela, Fred se sentit nerveux. Son estomac gargouilla encore. Il posa la prose d’Angela et se demanda quoi faire à déjeuner. Ils n’avaient toujours pas de pain.

Son compte était dans le rouge, mais il décida de s’offrir un repas décent au restaurant vietnamien de la rue Dante. « Qu’est-ce que ça peut faire ? s’exclama-t-il. On ne vit qu’une fois ! » Il prendrait d’abord des Cha Gio, puis une soupe Mang Cua, et du Bun Cha. Il couronnerait le tout avec du canard Xao Chua. Alors qu’il s’impatientait en attendant son entrée, il se rappela les cartes postales qu’il avait laissées dans la poche de sa veste. Il en avait acheté quatre : un Gandhara Bodhisattva et trois Bouddhas — un Tibétain, un Birman et un Japonais. Il posa le Bodhisattva sur le dessus. Comme par magie, les nems apparurent. Le schiste gris de la statue de détachait avec sensualité sur un bleu infini. Pour accompagner sa soupe, il choisit le Bouddha tibétain bleu et son aura arc-en-ciel. « Ohm », fit Fred en guise d’approbation. Il regarda l’image de plus près, mais les détails étaient flous. Ensuite vint la statue birmane en bois laqué, sur fond émeraude. On s’en approchait. Conscient des dangers inhérents au sacrilège, Fred jeta un regard inquiet autour de lui et rapprocha la carte postale de son assiette de Bun Cha. Heureusement, les seuls autres clients étaient deux riches médecins de Saïgon. « Probablement catholiques, » se dit Fred. La statue japonaise était en bois, sur un fond blanc immaculé.

Il était décidément d’humeur chinoise. Le thé arriva dans une tasse en faïence entourée d’osier. Quand il l’eut vidée, il la retourna et lut l’inscription « Fabriqué au Japon ». Cela ne fit qu’aiguiser son désir d’authenticité. Fred paya et marcha vers le fleuve. Arrivé sur les quais, il se trouva devant Notre-Dame. Elle était tournée vers l’est mais regardait à l’ouest. Fred prit à  gauche, suivant le cours de la Seine. Le quai St Michel avait fait place au quai Voltaire. Il traversa le pont de la Concorde et déboucha sur la place du même nom, face à l’Obélisque de Louxor couvert de hiéroglyphes. Fred aurait juré que pas un Parisien sur un million n’était capable de les lire, pourtant tous semblaient en avoir compris l’idée générale. Plus loin, la rue Royale filait jusqu’à la Madeleine, une église catholique aux décors lourds. Sur le toit du Ministère de la Marine, un drapeau bleu-blanc-rouge pendait mollement. Derrière lui, de l’autre côté du fleuve, se trouvait l’Assemblée Nationale, dont les colonnes grecques faisaient écho à celles de la Madeleine. Ils l’ont voulu ainsi, songea Fred. Une immense statue de Minerve en jupe noire levait le pouce, bras tendu. La façade de l’Assemblée n’a rien de ridicule, pensa Fred. Il passa devant le Petit Palais, puis devant le Grand, et s’assit Cours Albert Premier pour se reposer un moment. Le soleil brillait, le ciel était presque bleu. Après le coup de froid, les feuilles des arbres semblaient toutes sur le point de tomber. Les châtaigniers étaient régulièrement espacés, comme dans un jardin à la française. Chaque feuille verte était cernée de jaune. Quand Fred se leva pour poursuivre sa promenade, des oiseaux s’envolèrent d’un arbre sur deux pour s’élancer vers le sud.

Quand il eut atteint la place de l’Alma, l’avenue du président Wilson s’ouvrit devant lui comme une porte, épousant la courbe qui montait jusqu’au Musée Guimet. La vue était estompée de brume. Qu’importe, pensa Fred, je continue à avancer. Les rayons du soleil filtraient entre les bâtiments. Il laissa le Musée d’Art moderne à sa gauche et le Palais Galliera à sa droite – on y exposait des communistes chinois. Il entra dans le Musée Guimet, passa à grandes enjambées sous la colonnade baignée de lumière, mais la vision d’une Chinoise en noir et blanc le coupa dans son élan. (Voir Révélations, pensa Fred). Elle était assise à l’accueil.

« La porcelaine de Chine, s’il vous plaît ? demanda-t-il.

– Collection Calmann, répondit-elle, troisième étage. »

Debout au centre de la pièce, Fred s’inclina devant chaque vitrine. Un garde en uniforme bleu et au teint jaunâtre, bailla en fermant les yeux. Sur le mur Est, trois chevaux en porcelaine beige, brun et vert, semblaient galoper autour d’un vase. Fred s’avança. Il plongea les yeux à l’intérieur du vase et fit le vide dans son esprit. Monter les escaliers l’avait échauffé, et il se sentit rafraîchi par les couleurs froides de la dynastie T’ang. Il se souvint d’une vision qu’il avait eue la veille au soir : un grand cheval blanc dont les artères et les veines gonflées se dessinaient en rouge et bleu. Il remarqua que deux des chevaux avaient aussi l’air de regarder à l’intérieur du vase, le beige drapé d’une couverture en peaux de bêtes et le brun au dos nu. Le vert se tenait au-dessus, monté d’un homme une main posée sur le pommeau de la selle et l’autre en cornet autour de sa bouche. Fred s’approche encore, jusqu’à ce que le reflet de son visage  se superpose au cheval et au cavalier. Il pensa à Angela, à la manière dont ses longs cheveux bruns se répandaient sur ses seins, la nuit précédente. Il recula et laissa les objets inanimés dans l’état de repos et de protection où il les avait trouvés.

Il accorda ensuite son attention à un ensemble de statuettes. Les cinq figurines formaient un triangle, et deux d’entre elles semblaient faire un pas dans sa direction. C’était à la fois la réalité et une illusion. L’une arborait les couleurs du printemps, l’autre les longs drapés de l’automne. Dans un coin du tympan, une fille coiffée d’un voile brandissait un tambourin, mais se retenait de le faire résonner. Dans l’angle opposé, un jeune homme grattait les cordes d’un luth vert. Au centre, un personnage au port de reine était vêtu d’une robe ocre dont le bord immaculé se fondait avec la carnation de sa gorge. Son visage était pâle, ses yeux tout sauf fermés, un léger nuage du rouge le plus discret teintait ses joues. Ses sourcils et ses lèvres s’arquaient en une moue devineresse, une sorte de cafard énorme pointait sur sa tête et couvrait une coiffe lunaire. Fred, debout, la regardait à une certaine distance ; son reflet sur la vitrine englobait la figurine, qui semblait léviter à hauteur de sa poitrine. « De la poterie, » dit-il à haute voix. Le garde leva les yeux. En se glissant vers la sortie, Fred pensa à Angela.

Sous peu, il se trouva au cœur du Pakistan, face au Gandhara Bodhisattva lui-même. « Ce travail conjugue art occidental et pensée orientale, » disait l’étiquette. Fred trouva des similitudes entre le visage de ce petit homme moustachu et le sien. Des serpentins s’échappaient des bandeaux ceignant la tête de pierre et s’aplatissaient contre un disque ovale qui apparaissait derrière elle. Fred s’assit sur un blanc et observa un moment le nombril de la statue. Ses boucles d’oreilles aux formes animales complétaient l’amulette anthropomorphe qu’elle portait au cou : un homme et une femme attablés l’un en face de l’autre. Alors que Fred étudiait les courbes sensuelles du tissu de pierre, il sentit quelque chose effleurer son bras. Un autre personnage, celui-ci en sari safran, s’était assis sur le blanc. Fred cligna des yeux et reprit son examen du nombril, mais un parfum emplissait l’air. Il sentit qu’à côté de lui, le visage s’était tourné dans sa direction. Il tourna la tête aussi, et fit face à la jeune fille. Un bouton d’or étincelait au-dessus de sa narine délicate et une touche de rose intense brillait entre ses sourcils. Il battit des paupières et regarda à nouveau. Plongée dans l’observation du Bodhisattva, elle lui présentait désormais son profil. Ses mains étaient posées sur ses cuisses, paumes vers le ciel. Fred jeta un regard autour de la pièce, et s’arrêta sur une représentation de Kali, cheveux flamboyants dressés vers le ciel, une jambe pliée sous elle, l’autre posé sur le corps d’un homme miniature ; une seule rangée de gemmes pendait autour de son cou. Fred baissa les yeux entre les seins parfaitement ronds de la déesse, puis sur son nombril, jusqu'au pagne qui entourait ses reins. Quelque chose se produisit alors. Fred ressentit une absence. Il se tourna à nouveau ; la fille en sari couleur safran avait disparu. Ses yeux traversèrent l’air qu’elle avait parfumé de sa présence et tombèrent au centre d’un cercle de feu où dansait Shiva. De ses six membres visibles, un seul semblait immobile, pointé sur l’endroit où les âmes sont enchaînées.

 

Quand il revint à sa chambre, il trouva un autre message d’Angela. Cette fois, il était cloué à la porte : « Ai trouvé du travail. Départ pour Pékin ce soir. Tu vas me manquer. » L’Histoire de la Chine était posé par terre dans le couloir. Angela le lui avait offert. Il finit une bouteille de Lacrima Christi et s’endormit à force de pleurer.

 

Quand il se leva, il salua le jour nouveau. Tout ne pouvait pas aller si mal, se consola-t-il. Il envisagea de se faire du thé, mais ça lui rappellerait Angela ; il sortit donc prendre un café. Il s’engagea dans la rue de Rennes. Boulevard St Germain, il acheta un magazine et s’installa en terrasse du Deux Magots, sur le trottoir Est, face au soleil éblouissant. Le serveur courba l’échine, partit, et revint avec une tasse de café. Les morceaux de sucre étaient enveloppés dans un papier aux dessins rouge et noir : un Chinois avec un O sur la poitrine s’adressait à un autre qui arborait un petit O à l’intérieur d’un grand O. Se sentant désespérément creux lui-même, Fred ouvrit son magazine. « Comment lire le destin et le caractère sur le traits du visage, selon une méthode chinoise ancestrale ». L’article commençait par un schéma montrant les cinq principales formes de visages :

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La forme de visage numéro un, disait l’article, était celle du « chef d’État ». La deuxième celle de l’artiste, la troisième témoignait d’un manque total d’ambition, la quatrième appartenait à quelqu’un de têtu et d’implacable, et le numéro cinq à un intellectuel ou un rêveur.

Fred gratta sa mâchoire carrée et s’aperçut qu’il avait négligé de se raser. Deux Chinoises passèrent – le visage de l’une était rectangulaire, celui de l’autre triangulaire. Une Française au visage blanc et rond vêtue d’une veste bleue à col Mao, du rouge aux joues, passa devant lui, puis un Africain au visage carré en chemise noire, pantalon blanc et veste rouge. L’article se poursuivait par une analyse des visages de personnages connus : Valéry Giscard D’Estaing, Sheila et Li Hung Chang, « le Bismarck de l’Asie ». Près de Fred, deux touristes allemands se levèrent et partirent. On évoquait les particularités morphologiques de Henry Kissinger, de Brigitte Bardot et d’un samouraï japonais. Une petite Française timide aux traits trapézoïdaux les croisa. Quant au faciès de Jean-Paul Belmondo, l’auteur de l’article lui trouvait une ressemblance avec les masques de comédie du théâtre chinois. On décryptait les traits de Jackie Onassis, de Lincoln et de Golda Meir. Il regarda s’éloigner deux Asiatiques habillées comme des Françaises. L’une avait les cheveux crépus et portait une blouse bleu pâle, l’autre rappelait vaguement Michelle Morgan. Jackie Onassis, disait l’article, était une amoureuse qui avait constamment besoin d’une présence masculine. Son grand nez témoignait de sa richesse. Lincoln, disait-on, avait lui tous les traits d’un président des temps de guerre. Golda Meir avait, tout comme Brigitte Bardot, une bouche de poisson, et ces deux femmes avaient en commun d’avoir franchi des obstacles pour parvenir au succès.

Tout ça ne passionnait pas Fred, qui ne cessait de penser à Angela. Qu’est-ce qui lui était passé par la tête pour qu’elle accepte un boulot à Pékin ? Il ne la reverrait probablement jamais. Il défroissa le papier qui enveloppait le sucre et se souvint qu’il n’avait pas lu l’essai sur Li Ho. Il paya son café au prix fort et regagna sa chambre.

L’histoire de Li Ho était toute différente de celle de Du Fu. Comme ce dernier, il était passionné d’histoire mais, contrairement à lui, il semblait avoir tout fait pour lui échapper totalement en s’élevant dans l’espace pour considérer la Terre d’une hauteur astronomique. Fred parcourut le texte, à la recherche d’indices témoignant de l’état d’esprit d’Angela. Selon elle, le poète était possédé par un ange maléfique, bien qu’il mît toutes les couleurs de l’arc en ciel dans sa poésie. Les couleurs ne s’accordaient pas toujours, expliquait Angela : « feu d’émeraude, » « sommets rouge sang »... Son essai se concluait sur une affirmation radicale : « La poésie est folie, disait-elle. Seule importe l’histoire ». Elle terminait en vantant la clairvoyance de Li Ho concernant la puissance tyrannique du temps et des événements. Fred eut un instant pitié de Li Ho, mais il avait encore plus pitié de lui-même. Que signifiait le départ d’Angela ? Qu’avait-elle voulu lui dire ? Tout ceci n’avait aucun sens. Alors qu’il radotait, Fred remarqua L’Histoire de la Chine. Il prit le livre sous son bras et partit pour les rives de la Seine. Il avait besoin de temps pour réfléchir à tout ça. Il allait donner une seconde chance à l’Histoire.

Il trouva un banc en aval du fleuve, à l’aplomb du Louvre. Le soleil qui réchauffait l’atmosphère le rendait indolent. Il ouvrit le livre, s’avoua qu’il ne pourrait jamais le lire en entier dans la journée et consulta la table des matières. Le premier chapitre concernait « La Terre chinoise ». Plutôt dense, comme sujet, pensa Fred. Il réfléchit et en vint à la conclusion que c’était bien par là qu’il fallait commencer. Le vent plaquait des feuilles autour de ses pieds. Le titre du chapitre II était « L’expansion d’une race de pionniers ». Ils pourraient aussi bien parler de l’Amérique, remarqua-t-il. Il examina la carte du pays et comprit ce que l’auteur voulait dire par « une race de pionniers ». Des promeneurs flânaient béatement le long du fleuve. « Féodalité et Chevalerie ». Une magnifique Chinoise passa, le menton haut, chaussures et lèvres rouge coquelicot. Elle baissa les yeux sur Fred et partit vers l’ouest.

 L’eau de la Seine scintillait au soleil, changeant les détritus qui y flottaient en taches de lumière. Le chapitre suivant présentait les sages des temps anciens. Fred, bien réchauffé, enleva son manteau. Il se laissa glisser contre le dossier du banc, ferma les yeux et écouta deux vieillards qui s’étaient assis à côté de lui. Un troisième homme approcha et salua les deux autres en les qualifiant de « pêcheurs ». Il s’assit aussi sur le banc, si bien qu’ils s’y trouvèrent à quatre. Fred ouvrit les yeux et reprit la table des matières. « Par le fer et par le feu ». Un arbre immense étendait sa ramure loin au-dessus de l’eau. Les vieillards parlaient de l’Amérique et de ses relations avec la France. Une machine bruyante se mit en marche sur la rive opposée. Le sixième chapitre concernait un personnage surnommé le « César de la Chine ». Fred jeta un œil sur les dates et releva les yeux juste à temps pour voir une péniche dépasser l’arbre et se frayer un chemin sous le Pont Royal. Le chapitre suivant abordait l’Empire et le suivant la Pax Sinica. Un pigeon tacheté, plus blanc que gris, voleta aux pieds de Fred pour picorer des graines que quelqu’un avait laissées là. Une péniche lourdement chargée descendait le fleuve, un joli bateau de plaisance dans son sillage. « Europa » s’inscrivait en épaisses lettres blanches sur sa coque. Un homme en chemise jaune lavait le pont. Les vieux messieurs conversaient toujours. Le soleil avait décliné et se cachait derrière une des plus grosses branches de l’arbre.

« Le Triomphe des Belles Lettres ». Fred se redressa et feuilleta les pages à la recherche de passages concernant Du Fu et Li Ho. Apparemment, ils n’étaient pas encore entrés en scène. Un pigeon noir se joignit au pigeon tacheté. Ensemble, ils picorèrent jusqu’à la dernière graine. Un autre vieil homme, qui portait des lunettes noires, s’était joint au petit groupe. Il n’y avait plus de place sur le banc, si bien qu’il discutait debout. Le chapitre suivant évoquait « La Route de la Soie ». Fred fut impressionné par la quantité d’évènements et de noms cités. Un énorme bateau-mouche descendait le cours du fleuve. Fred entendait presque le guide faire son monologue aux touristes allemands qui s’agglutinaient à la proue.

Fred glissa un pouce entre les pages et ferma le livre. Deux amoureux s’étaient assis à même les pavés. Fred pensa à Angela. Trois messieurs arrivèrent ensemble et serrèrent la main de ceux qui étaient déjà là. L’un d’eux tenait une belle feuille rouge à la main. Le soleil avait encore baissé et jouait dans la ramure. L’eau, mise en mouvement par le passage des bateaux, miroitait sous la lumière rasante. Le chapitre X traitait de la Révélation du Bouddha. Fred rouvrit le livre et lut une phrase ou deux. Un bateau école se laissait aller au courant du fleuve. La lumière avait changé d’angle et soulignait les feuilles vert tendre d’un arbre sur la rive opposée. Fred suivit une frêle et sombre silhouette qui franchissait le Pont Royal du nord au sud. Encadrés par l’arche du pont, les amoureux s’embrassaient, enlacés. La fille s’allongea et ses longs cheveux se rependirent sur le pavé, roux comme les feuilles au-dessus d’elle. Une Japonaise en pull corail descendit les marches venant de la rue et passa devant le banc de Fred pour remonter la Seine.

Le chapitre XII racontait la splendeur et la décadence des « Han ». Le soleil se couchait sur la rive d’en face et la température fraîchissait. L’auteur y abordait les merveilles de l’art. Fred nota le nom d’un autre musée parisien consacré à l’Orient. Le texte rapportait les combats épiques de trois dynasties royales, les grandes invasions et le Bas Empire, entre autres sujets. Un jeune homme s’était assis au pied de l’arbre juste en face de Fred, de l’autre côté. Il semblait tout petit. Il regardait passer les bateaux. L’un d’eux laissa derrière lui un sillage profond comme une tranchée. Une fille en bottes marron qui passait sur le quai attira l’attention de Fred. Quand il se retourna vers le fleuve, l’eau avait comblé la tranchée. Mais un autre bateau nommé « Danube » en creusa bientôt une autre.

Fred suivit le cours des chapitres jusqu’à la fin du livre, et médita sur l’histoire récente. Il faillit cocher une page où était mentionné Li Po, mais ça lui ferait penser à Angela. Deux des vieux messieurs du banc se levèrent et partirent. Il n’en restait plus qu’un. Fred le regarda, à l’affût d’une occasion d’engager la conversation. Le vieil homme lui demanda s’il était breton. Fred répondit que oui, et ils se mirent à parler de la vie en province. Ils comparèrent ensuite la France à d’autres pays. Le vieillard parla de la vie avant et après la guerre, d’Adolf Hitler, de Napoléon, de Charles de Gaule, de l’Amérique, de l’avenir de l’Europe, de la Russie, de la Chine avant et après la Révolution culturelle. Fred aurait dû savoir qu’il serait bon pour un monologue. L’homme en vint finalement au problème des retraites. Fred regardait au-delà de lui, où les bateaux, les filles et les chiens en laisse continuaient à défiler. Il faisait froid, désormais. Il remercia le vieillard pour la causette et partit. Il remonta le long du fleuve, traversa le pont, et rentra chez lui.

 

« Quant au Bodhisattva et au Bouddha, ils ont pour caractère la raison secondaire, pour nature la raison acquise, et pour substance la raison directe ». Fred lisait encore. Pour une fois il avait bien dormi, mais maintenant le désir le taraudait. Il imagina Angela assise sur le pont d’un bateau voguant tranquillement vers la Chine. « Les Quatre doctrines sont la source de leur pouvoir. » Il n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi Angela était partie comme ça. « Qu’elle aille du diable ! » dit Fred. Il fit le vœu de vite trouver une autre souris. « Au diable le Nirvana ! »

Cette nuit-là, Fred fit un rêve troublant, puisqu’il ne comportait rien d’autre que le nombre 23. Vingt-trois. Il se répéta ce chiffre et se souvint que c’était l’âge d’Angela. Elle avait 23 ans, mais cette explication lui paraissait trop simpliste. Son rêve ne concernait pas Angela. « Deux et trois », répéta-t-il. Il additionna les chiffres, essaya la soustraction, puis la multiplication, tout ce qui lui passait par la tête. Tout cela était décidément très énigmatique.

Il se demanda quel était le meilleur endroit pour lever une fille. En face de l’Opéra ? Un dimanche matin, l’endroit ne serait pas très animé. Il regarda le bureau. A côté du Dharma se trouvait son guide Michelin. Il le connaissait pratiquement par cœur. « Une minute ! » s’écria-t-il en l’ouvrant. « Endroits insolites dignes d’intérêt ». Il passa la page en revue pour dénicher un lieu ouvert le dimanche. Le Cimetière du Père Lachaise ? Non, ça n’ira pas – il n’avait pas envie de penser à Jim Morrison. Le marché aux puces ? Il se gratta la tête et fit glisser son doigt au bas de la page, au dernier paragraphe : « Le musée Guimet ! Voilà ce qu’il me faut ! » dit-il en se rappelant la salle de lecture. Pourquoi rester enfermé plus longtemps ? Il enfila son manteau et partit en direction du métro.

Fred entra par la bouche du métro surmontée de l’inscription « Place Maubert-Mutualité ». « La Mutu » marmotta-t-il avec ravissement en regardant une étudiante monter dans la rame. Il s’assit en face d’elle et chercha dans ses yeux les signes d’un amour naissant. Elle cligna des yeux et fixa le plancher. Le premier arrêt était la station Cluny. Fred se sentit indéniablement d’âge moyen. À Sèvres-Babylone, la rame s’arrêta par saccades, et repartit en cahotant tout autant. Arrivé à La Motte-Picquet, il suivit le panneau « Correspondance » et prit la ligne en direction de Charles-de-Gaulle. Le métro traversa la Seine au-dessus du pont de Bir-Hakeim (qui rappelait à Fred le film Dernier tango à Paris). Une fois encore, Fred pensa à Angela. C’était peut-être aussi bien qu’elle soit partie.

Assis à une longue table, confortablement installé dans un fauteuil, Fred ouvrit un livre sur la philosophie orientale, sous-titré « Inde. Chine. Japon ». La salle était pleine de chercheurs. Une Indienne fort laide portant des lunettes aux verres épais traduisait des manuscrits chinois dans une langue occidentale. Un étudiant japonais était assis en face d’elle, le visage à moitié caché par une pile d’ouvrages de référence. Un gentleman anglais en veste pied-de-poule coloriait avec des pastels gras des photocopies de manuscrits persans.

Un Bouddha trônait sur le bureau du bibliothécaire. Une lumière venue de l’Est éclairait l’arrière de sa tête. Par-dessus son épaule, on distinguait la magnifique ferronnerie d’un balcon. La statue avait été dorée récemment, mais les conservateurs avaient laissé la poussière s’accumuler sur sa tête, ses épaules, ses cuisses et ses paumes ouvertes. Fred repoussa le livre. Il n’y avait là aucune fille qui méritât son intérêt. Il ferma les yeux. Ils prit plusieurs inspirations profondes, expira avec calme, en comptant 1… 2… 3… 4… Arrivé à 10, il rouvrit les yeux. Une blonde d’une vingtaine d’années ouvrit la porte et prit place à une table voisine. Fred referma les yeux et se remit à compter. À vingt, il les ouvrit à temps pour voir une matrone noire de soixante et quelques années s’installer en face de lui. Il serra les paupières à nouveau et reprit son décompte. Vingt-et-un, vingt-deux. Fred préférait les nombres pairs. Vingt-trois. Il repensa à Angela. Vingt-sept, vingt-huit. Il commença à ralentir. Vingt-neuf, trente. Il entendit des pas, ouvrit les yeux et dirigea son regard vers le plateau de la table. Quelqu’un déplaça la chaise sur sa gauche et prit place.

D’abord, Fred ne vit d’elle qu’une chevelure noire où luisaient quelques fils blancs, qui frôlait presque le sol. Quand elle glissa une mèche derrière son oreille, il découvrit son profil. Elle était Chinoise. Aucun livre n’était posé devant elle, et pourtant elle souriait. C’était comme si elle souriait à la table lisse. Fred regardait droit devant lui, mais sa vision périphérique prenait acte de sa présence. Elle était si proche. Il ressentit un changement dans l’atmosphère. Sans qu’il le veuille, ses yeux baissèrent jusqu’au bord de la table. Elle semblait aussi avoir fixé son regard sur cette arrête, qui les reliait ainsi dans le temps et dans l’espace. Fred remua un peu dans son fauteuil, s’appuya plus fermement sur ses pieds et posa ses avant-bras sur la table. Il perçut alors un autre mouvement. Du coin de l’œil, il vit sa voisine poser elle aussi ses avant-bras sur la table. Fred ressentit le besoin de se remettre à compter : 31, pensa-t-il en bougeant les lèvres. Il inspira… 32… expira… 33… Il gonfla ses poumons au maximum. Alors qu’une vive douleur lui transperçait la poitrine, elle bougea encore. Elle avait retiré son bras de la table et s’était tournée vers lui. Elle le regardait franchement. « Trente-quatre, » dit-il tout haut en relâchant l’air qu’il emprisonnait encore et en lui faisant face. « Quarante, » dit-elle. « Forty, » traduisit Fred.

L’horloge sonna midi, l’heure de fermeture du musée pour le déjeuner. Le bibliothécaire se leva de son bureau et demanda aux étudiants se sortir. Fred et sa voisine se regardèrent un instant, puis ils se levèrent et quittèrent la pièce ensemble.

Lorsqu’ils passèrent dans le hall, Fred jugea utile de se présenter :

« Fred.

– Mi Tou, » répondit-elle.

Ils s’engageaient côte à côte dans l’escalier quand elle ajouta :

« J’ai faim !

Me too, » répondit Fred en lui souriant.

À la sortie du musée, ils tournèrent à droite et atteignirent bientôt la place Victor Hugo, où ils cherchèrent un restaurant ouvert le dimanche. Ils choisirent une brasserie et partagèrent un sandwich. Ils étaient assis côte à côte. Fred prit la main droite de Mi Tou et la retint dans sa main gauche. Quand ils eurent fini de manger, il l’embrassa. Un noir en costume vert passa devant la fenêtre du restaurant. « Black is Beautiful » était inscrit en jaune et rouge au dos de sa veste. Il était suivi d’une Française avec une chemise des scouts américains, qui toisa Fred et Mi Tou. Quand ils se levèrent pour partir, Fred se tourna vers Mi Tou. « Qu’est ce que tu as envie de faire ?

– Tu as vu l’expo sur la peinture communiste ? » 

Fred aurait voulu répondre oui. Il avait d’autres idées en tête. Il s’arrêta et regarda Mi Tou dans les yeux. « Non . »

Sans qu’il s’en rende compte, ils s’étaient rapprochés du musée. « Quarante, murmura Fred tandis qu’ils poursuivaient leur promenade automnale sous les arbres. 40 moins 23 égal 17 ».

Dix-sept. C’était le nombre préféré de Fred.

Ils entrèrent au Palais Galliera par un jardin luxuriant au gazon couleur émeraude, puis traversèrent une cour circulaire jusqu’à l’entrée principale, voie d’accès à l’art décadent. Dans le hall d’entrée, le plafond et les murs étaient drapés de vert. Avant les tableaux, il y avait un texte d’introduction en grosses lettres blanches. Un groupe de visiteurs était en train de le lire, et Fred remarqua que Mi Tou commençait par le bas, où était évoquée l’amitié entre la France et la Chine. Le tout dernier paragraphe concernait la lutte des classes. Fred suivit le regard de Mi Tou qui remontait le temps, glissant sur Mao, Lin Piao et la Révolution culturelle, et s’arrêta sur le texte évoquant la province de Hu. Fred lut.

« Ces gens venaient du Nord de la Chine, dit-il.

– Me too, » répondit-elle.

Ce qui vint confirmer son intuition originelle.

Ensemble, ils passèrent en revue les œuvres des artistes paysans. D’un certain point de vue, elles étaient plutôt de qualité mais, d’un autre, elles étaient plutôt médiocres. « Elles représentent une somme de travail impressionnant, » dit Fred.

Mi Tou sourit. Au moins, elle avait le sens de l’humour. Tout le monde était heureux et au travail. Ayant fait personnellement l’expérience du chômage, Fred crut saisir une partie du message. « Je suis sans travail depuis plus d’un mois, dit-il. Qu’est-ce que je dois faire ? Émigrer en Chine ? »

Mi Tu lui adressa un sourire compatissant.

Dans ces tableaux, les gens avaient tous l’air heureux. Fred regarda Mi Tou, qui souriait toujours. Fred n’avait jamais vu autant de sourires. Les animaux étaient gras, les chariots remplis, les enclumes rouges ; le soir, les gens assistaient à des réunions, les enfants apprenaient leurs leçons, les adultes travaillaient de concert, les soldats combattaient côte à côte. Leurs cœurs battaient à l’unisson. Peu importait que ces tableaux soient signés par des amateurs. Fred regarda Mi Tou. Ils étaient parvenus à la fin de l’exposition. Il était temps de s’embrasser à nouveau.

« Et maintenant, où est-ce qu’on va ?

– Où est-ce que tu veux aller ? » lui demanda-t-elle en guise de réponse.

 

Mi-tu

 

L’histoire à ses pieds