Nous embarquons dans un train à destination de Nong Khai, soulagés et ravis de découvrir des cabines propres dotées d’un système d’air conditionné, une agréable surprise après les conditions sordides que nous avons subies dans les trains indiens. Nous quittons la gare à 20 h 30 et, dès 21 heures, nous dormons, bercés dans le dernier wagon qui fend la nuit. À six heures du matin, nous traversons les rizières à l’approche d’Udorn Thani et nous progressons parmi les maisons sur pilotis qui bordent les rails, par des passages à niveau où des enfants gardant des buffles d’eau attendent de voir le train filer devant eux, leurs petits visages las animés d’un doux émerveillement. Un arrêt bref à Udorn, qui a pris une ampleur nouvelle pendant la guerre du Vietnam (car la ville hébergea alors une des sept bases de l’aviation américaine parmi les trois plus importantes, les autres se trouvant à Ubon Ratchathani et Khorat) et qui rétrécit aujourd’hui. Tandis que le soleil s’élève doucement dans le ciel, nous parcourons les 50 derniers kilomètres qui descendent jusqu’à Nong Khai, posée sur les rives du fleuve Mékong face à Vientiane, ancienne capitale du Laos, dont le nom originel, Wieng Chan, la Cité de la Lune, fut francisé par les colons.
Nous faisant comprendre par gestes et quelques mots d’anglais simple, nous remontons Meechai Road en tuk-tuk (des pousse-pousse motorisés à trois roues) jusqu’à la maison d’hôtes Niyana, où nous sommes accueillis par une dame dont l’anglais habile, bien que rudimentaire, prononcé d’une voix rocailleuse, révèle une expérience plus diverse qu’elle ne veut l’admettre. Son visage quarantenaire est rond, mat et confiant ; ses hanches se balancent dans une jupe de soie noire ; ses épaules roulent sous un chemisier noir orné de motifs floraux rouges et blancs. Dans sa cuisine, nous préparons nous même notre Nescafé et nous servons dans un large sucrier posé dans un bol rempli d’eau pour empêcher les fourmis de s’en régaler. Un touriste japonais flegmatique lit à la table de la cuisine (plus tard il écoutera les informations de Tokyo sur ondes courtes). De retour dans le salon avec nos tasses de café fumantes, nous étudions de près des cartes photocopiées de la ville et de ses environs, installés dans des chaises cérémonieuses perpendiculaires à une table carrée. Une immense vitrine couvre un des murs : céramique, bibelots, photos de famille, une collection numérotée de livres en anglais que les hôtes peuvent emprunter, des bouteilles de whiskey vides, vestiges de soirées festives, certaines replacées dans leurs emballages d’origine. Sur le mur opposé, des portraits du Roi et de la Reine dans leurs jeunes années, des icônes de Bouddha, des photos d’un gourou. Un bouquet de fleurs posé sur la télévision, sous laquelle sont rangés un magnétoscope et une série de cassettes vidéo ; d’autres livres de poche sont alignés en dessous – des romans suédois, italiens ou allemands laissés là par des touristes de passage.
En milieu de matinée, visite de Wat Phra That Bang Phuan, au sud-est de la ville, où se trouve un temple-monastère (wat) réputé pour son stupa de style indien. Comme nous nous attendions à un vaste bâtiment à l’architecture recherchée, nous sommes déçus de découvrir une flèche solitaire, élégante, entourée à distance respectueuse de Bouddhas colossaux protégés par des toitures en ruine, à l’ombre de grands arbres. Une file d’adolescents remonte du village à travers le bosquet. Deux jeunes pêcheurs dont les filets carrés sont suspendus à des perches ; un moine de retour d’une course regagne ses quartiers, derrière lesquels le linge est accroché : des robes safran, ocre et brunes d’un mètre quatre-vingt de long sèchent, pendues à une corde, drapées sur une clôture ou étalées sur un buisson. Nous passons de sanctuaire en sanctuaire sous l’égide d’un papillon dont les ailes ont quinze centimètres d’envergure. Des spécimens plus petits volettent dans les arbres de l’Éveil.
Notre visite achevée, nous gagnons à pied l’arrêt de bus le plus proche, à neuf kilomètres de là. L’air est limpide, le sol détrempé, la piste bordée de cours d’eau gonflés par la mousson de la veille. Nous quittons la route principale, ombrelles déployées pour nous protéger du soleil au zénith, et nous contemplons les champs inondés qui longent le chemin de campagne, dont la surface rouge est trouée de nids-de-poule d’un orange vif. Après quelques minutes d’attente, une pêcheuse nous prend à l’arrière de son triporteur. Deux kilomètres plus loin, elle est arrivée à destination, un petit pont ou une douzaine d’autres opportunistes s’affairent en quête de vairons. Nous poursuivons notre chemin à pied jusqu’à la grande route suivante et attendons le bus. À midi, nous sommes de retour à Nong Khai.
Pendant le déjeuner, depuis le portique en saillie du restaurant, nous profitons pour la première fois du spectacle qu’offre un Mékong hypertrophié. Les flots gonflés par la mousson – le fleuve mesure plus d’un kilomètre et demi de large à cet endroit – s’écoulent à quinze, vingt-cinq, trente kilomètres-heure, charriant détritus, végétation, arbres entiers. Au-dessus de sa surface boueuse, on distingue la rive laotienne ; des navires de patrouille thaïs armés de mitrailleuses glissent en contrebas tandis que nous mangeons. Des types d’âge mûr à l’air louche, lève-tard ou en pause déjeuner, sont installés autour de nous, d’ores et déjà éméchés par la profusion de whisky, de soda, de glaçons et d’alcools divers dont les restes jonchent leurs tables. Ils sont engagés dans des conversations inaudibles, leurs visages impassibles masqués par des lunettes noires. Depuis un skiff rouge et blanc, des officiers des douanes délivrent un message d’avertissement tonitruant au micro. Sans se départir de leur langueur, les hommes patibulaires corrigent légèrement leur posture.
Après une longue sieste et un dîner fort agréable, nous nous offrons une sortie au Nong Khai Café, le plus respectable des deux établissements de nuit qui se font face sur Prajuk Road. Conditionnés par les horaires de Bangkok, nous arrivons trop tôt. Il n’y aura pas de musique avant 21 heures. Quand la soirée est enfin lancée, le groupe (« The Punch »), les chanteurs et le personnel se révèlent plus professionnels que leurs homologues de la grande ville. Même les boissons sont plus chères. Nous quittons l’endroit assez tôt pour nous offrir un casse-croûte tardif, et nous tombons par hasard sur un vaste restaurant bien éclairé, dont les employés sont à la fois gais et réservés, comme sur le qui-vive. Sur une cloison, un panneau indique « Armes interdites ». Une volée d’impacts de balles crible un mur proche à hauteur de taille. Le crabe frit et la saucisse aigre sont peu chers et délicieux.
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